Commençons par un cliché : le temps c’est de l’argent. Et le tic-tac des secondes qui s’écoulent, emportant opportunités et approchant tout un chacun de la fermeture de la bourse n’a jamais résonné aussi clairement qu’aux Etats-Unis. A partir de la fin du 19e siècle, tout y est vitesse. Le train traverse la plaine pour atteindre l’Ouest plus vite. Lindbergh tente le transatlantique pour se rendre en Europe plus vite. La voiture se fait sportive pour arriver aux Hamptons plus vite. Et les bâtiments des villes se mettent à gratter le ciel car les ascenseurs permettent de monter plus vite.
Ce perpétuel combat contre la perte de temps toucha tous les domaines de la vie quotidienne. Dans les affaires de bouche, la food n’était pas la seule à devenir fast. De fait, le bar est l’emblème de cette lutte sans merci : on l’a oublié, mais il s’agit d’une invention 100% américaine dont la seule finalité était de servir le client debout. Un client qui ne s’assied pas est un client qui boit rapidement. Et donc un client qui boit plus ou qui laisse la place à un autre. Ce n’était pas le bordel ambulant que chantait Jacques Brel et il n’y avait pas d’adjudant qui beuglait « au suivant » mais vous voyez l’idée…
Quand le cocktail est arrivé en Europe, nos ancêtres se laissèrent fasciner par la paille et les boissons glacées, nous l’avons déjà commenté. Le bar marquât aussi les esprits : du jamais vu dans des villes où le service à table était la constante des grands cafés. L’Europe d’alors aimait bien sûr déjà autant le fric que les Ricains. Elle allait cependant moins vite. Et même si les cinglés des années folles et les futuristes se convertirent en apôtres de l’accélération, rentrer dans un établissement, s’approcher de ce long comptoir, commander un cock-tail et l’avaler en deux traits était vraiment trop étrange pour un citoyen du vieux monde, à moins de se la jouer yankee et de lâcher du O.K. à tout va.
Ce qui a permis au bar américain de s’enraciner dans nos contrées, c’est que le tabouret a pris de la hauteur. Ses pieds allongés, il permettait au buveur de s’asseoir et de prendre son temps — mais pas trop, car il était moins confortable qu’une chaise ou un fauteuil. On pourrait dire qu’arrivé en Europe, le moteur américain fut bridé, forcé de ralentir. Le bar perdait un peu de sa fonction première. Mais au moins il triomphait.
Cependant, le tabouret ne doit pas uniquement son succès à avoir su favoriser l’adaptation de la vitesse du bar à celle des vieilles routes de l’ancien monde; il le doit surtout à qui venait y poser son fessier. L’âge d’or du cocktail en Europe, c’est les années 20. Et le public numéro un des bars américains d’alors est la femme — nous y reviendrons. Alors que tant les coupes de cheveux que celles des jupes se font plus courtes, les femmes se perchent sur des tabourets dont les pieds longs font écho aux jambes interminables qu’elles révèlent. Au bar, on y va pour boire un cocktail, certes, mais on y reste pour admirer le paysage. C’est en tout cas ainsi que décrivent la faune du bar américain un certain nombre de commentateurs mateurs. Les Etats-Unis adoptèrent l’innovation européenne après la prohibition. Aujourd’hui, plus personne ne va dans un bar pour ce que le tabouret dévoile. A chaque époque son frisson.