Ne nous y trompons pas : ce qui a poussé les européens qui découvrirent le cocktail au 19e siècle à boire, par exemple, 3500 Sherry Cobblers par jour (à l’Exposition universelle de Paris en 1867, dit-on), ce n’est pas la saveur, c’est la technologie. Ou plutôt une certaine idée de la modernité représentée par les Etats-Unis.
Evoquer la magie pour décrire les progrès de la science n’était pas encore juste une façon de parler. En 1889, au bar anglo-américain installé au premier étage de la Tour Eiffel, apprendre que l’on peut maintenant se désaltérer tout l’année avec des boissons glacées sans devoir récolter l’eau gelée des glaciers tient autant du miracle que tout ce qui vous entoure. Et mettre l’humble paille… de paille au service du buveur, histoire de protéger ses dents, est une marque, pour modeste qu’elle paraisse, que l’usage artificiel l’emporte peu à peu sur le naturel. Mais ce ne sont pas ces visiteurs mystifiés qui rendront le cocktail vraiment populaire en Europe. Ce ne sont pas non plus ces artistes qui, lassés d’une absinthe prolétarisée, se tournèrent vers les mélanges américains. Alphonse Allais est l’exemple le plus frappant de cette race, lui qui obtint les recettes de son fameux Captain Cap auprès du pionnier Louis Fouquet. Non : ceux qui ont fait le plus pour que le cocktail existe en Europe sont ceux qui au quotidien faisaient le moins – les aristocrates aux privilèges perdus. Décadents, dispendieux, ils pariaient, ils dansaient, bref : ils vivaient. Reflets sang-bleu du sportsman américain, c’est vers les Etats-Unis qu’ils se dirigeaient quand, pour se renflouer, ils devaient chercher parti chez les nouveaux riches. Avec leur conjoint, ils ramenaient certains us et coutumes. Qu’elle fut scellée chez le notaire ou sur un hippodrome, cette alliance entre parvenus et enfants de bonne famille pervertis par la vie moderne se célébrait à l’heure de l’apéritif dans les bars des hôtels du « quartier américain » de Paris.
La première guerre mondiale fit voler en éclat l’ancien monde, dit-on. Le tout-venant voulut profiter de l’inaccessible. La sociologie a une réponse plus pragmatique : la classe moyenne désire acquérir ce que consomment les classes ‘supérieures’. En 1920, le cocktail faisait partie du package, vendu par les revues Monsieur et Vogue entre photos de starlettes sur le pont de l’Atlantique et de princes russes à Biarritz. La nuit tombée, dans les chaumières de l’Europe à la page, on rêvait de conduire une Rally sur les routes de campagne et d’agiter un Martini à l’heure du pique-nique. L’âge d’or du cocktail européen était sur le point d’éclore.