Quelle que soit le nombre d’années depuis lequel on consomme du whisky, vient un temps pour une majorité d’entre nous où l’on se fait la réflexion « ce serait quand même bien d’avoir son propre whisky ! ». Mais se lancer dans cette aventure sans aucune expérience reviendrait à commencer l’ascension de l’Everest de nuit et sans équipement… probablement de quoi faire marrer quelques copains mais des chances de réussite quasi nulles. Mais bien préparé, ça peut marcher ; et c’est ce dont j’ai parlé avec Salim Duriaux-Hogga, fondateur de Whisky Is The Limit (WITL), qui s’apprête à mettre sur le marché ses deux premières bouteilles en tant qu’embouteilleur indépendant. Chapeau !
Parle-moi un peu de ton parcours. J’imagine qu’on ne devient pas embouteilleur indépendant par hasard ?
J’ai découvert le whisky il y a quelques années grâce au grand-père de ma femme. A chaque Noël, il m’offrait des whisky et c’est comme ça que j’ai eu mes premières bouteilles. A chaque fois de belles bouteilles en plus, donc je ne les ai pas terminées tout de suite. Au bout de la 3e année, j’ai eu l’idée de les goûter pour les comparer, voir les différences. J’ai compris qu’il n’y avait pas que Le whisky mais plutôt Les whiskies, et que c’est tout un univers. C’est ce qui m’a mis le pied à l’étrier, on va dire.
En parallèle, j’ai aussi la fibre du passionné, et ce peu importe le sujet. Avant j’étais passionné par l’univers de la bière, par exemple. J’ai même essayé d’en faire. Et puis qui dit passion pour un sujet dit généralement dépenses d’argent. Donc au bout de 3 ou 4 ans, quand mon intérêt pour le whisky est devenu une passion dévorante, je me suis dit qu’il fallait que j’essaie de l’utiliser pour gagner de l’argent, plutôt que de simplement en dépenser.
J’ai donc commencé à organiser des dégustations et parallèlement j’ai lancé mon Instagram pour discuter avec d’autres passionnés, parce je saoulais ma femme à en parler 18 heures par jour ! J’ai beaucoup appris grâce aux réseaux sociaux. Puis, à force de faire des dégustations, je me suis dit que c’était quand même dommage de donner l’envie aux gens de consommer du whisky et d’acheter des bouteilles mais de ne pas en vendre moi-même. J’ai donc lancé mon site de vente en ligne (whiskyisthelimit.ch). Embouteiller moi-même du whisky m’est donc apparu comme une suite logique.
Donc, actuellement tu vis de ton activité dans le whisky ?
Oui. J’ai un temps conservé mes anciennes activités en parallèle mais ce n’est plus le cas. Je n’arrive pas à faire les choses à moitié, alors j‘avais le sentiment de perdre mon temps. Je reste convaincu que si on veut réussir un projet, il faut pouvoir se donner à 100% et se donner corps et âme dedans. J’ai eu une chance incroyable que ma femme travaille et qu’elle puisse subvenir aux besoins du foyer le temps que mon nouveau métier devienne rentable. Ça m’a beaucoup aidé.
Devenir embouteilleur indépendant, pour toi c’était donc simplement une nouvelle corde à ton arc ou tu penses pouvoir apporter quelque chose de nouveau dans le milieu ?
En fait, arrive un moment où tu te rends comptes que tu as vendu beaucoup de bouteilles, qui résultent du travail d’autres personnes. Il me manquait donc quelque chose : vendre mon propre travail. Dans ce cas, tu n’as que deux solutions : ouvrir une distillerie, mais c’est compliqué et ça demande un gros investissement, ou embouteiller ta propre sélection de whisky. La deuxième solution me parait être un parfait équilibre : le whisky est distillé par quelqu’un d’autre, mais par la suite j’ai la possibilité d’y apporter ma touche personnelle en travaillant sur le vieillissement. Finalement ça va me permettre de vendre et parler d’un produit qui me correspond totalement.
Pour moi, l’embouteillage indépendant c’est aussi un monde de révolutions parce que tout y est possible. Il a toujours quelque chose de nouveau à faire ! Il y a certains types de vieillissements ou d’embouteillages [buts de fûts par exemple, NDLR] que tu ne verras jamais chez les marques classiques mais que tu vas trouver dans l’embouteillage indépendant. Les marques ont des normes, des règles à respecter, quand l’embouteilleur indépendant a plus de liberté : à partir du moment où il est propriétaire du tonneau, il a carte blanche. Je pense que c’est de là que vient la révolution, pas seulement parce que c’est un petit marché parallèle mais aussi et surtout parce qu’il y a cette liberté totale de jouer avec son produit et d’innover. Et on ne parle ici que de révolutionner le produit, de la boisson « whisky ».
Il y a une chose que j’ai envie de faire, et je ne suis pas le seul, c’est de révolutionner l’image du whisky. Depuis toujours, on a cette image du vieil homme blanc, bien habillé, assis dans un canapé en cuir en train de boire un whisky, et peut-être de fumer un cigare. C’est une image que je respecte et que les marques continuent d’utiliser assez largement. Mais grâce aux réseaux sociaux, et à toutes les personnes que je connais à travers le monde qui apprécient aussi le whisky, cette image s’effrite un peu avec le temps. En réalité parmi les amateurs de whisky on trouve des femmes, de jeunes adultes, des moins jeunes, des personnes racisées, etc. J’ai une réelle envie de casser les codes et de proposer un whisky dans un esprit plus moderne. En quelques sortes dire aux gens : « Vous avez l’impression que vous ne rentrez pas dans tous les codes de l’amateur de whisky ? Tant mieux, il existe sans doute ailleurs des bouteilles qui vous ressemblent. ». Que chacun puisse trouver un whisky qui lui ressemble, à son image. C’est ça que j’ai envie de faire.
Quels sont pour toi les prérequis pour ce travail ? Est-ce que ton activité précédente t’a aidé ou bien est-ce que n’importe qui peut se lancer en tant qu’embouteilleur indépendant ?
Ténacité et endurance. Devenir embouteilleur indépendant c’est un marathon. C’est vraiment quelque chose qui se fait sur la longueur, qui prend du temps. Il faut aussi pouvoir admettre que les choses ne vont pas toujours se passer comme prévu, que certaines bonnes idées ne vont jamais se faire, que certaines choses vont être annulées à la dernière seconde… Ce sont des choses que j’ai vraiment vécues…
Le monde du whisky est un monde fermé, ne serait-ce que pour acheter des tonneaux par exemple. Evidemment on peut taper « acheter tonneau whisky » sur Google, mais il faut bien se dire que ceux accessibles au grand public ont déjà été proposés à l’achat à des dizaines d’embouteilleurs indépendants plus connus, qui ont des relations partout. On se doute bien que le fût accessible au premier chaland qui passe et qui veut acheter un tonneau avec des amis, ce n’est pas celui-là qui aura un goût exceptionnel. Il faut trouver un fournisseur de tonneaux de qualité, et ça c’est très long. Il m’a fallu plus d’un an pour obtenir des listes de tonneaux de qualité disponibles en Ecosse avant que je me décide à commander des échantillons. Ensuite, il faut goûter, il faut imaginer le goût que le whisky va prendre en vieillissant. Parce que même si tu souhaites le vendre rapidement, il y a toujours un temps d’attente avant d’avoir une place sur les chaînes d’embouteillage. Et parfois ça « bouchonne » un peu, si je peux me permettre cette petite blague.
Il faut donc être très patient pour trouver le bon produit. En revanche, il faut également savoir être très réactif parce que si une opportunité en or se présente à toi, il faut pouvoir la saisir tout de suite. Quand tu es un nouvel entrant sur le marché tu sais que tu ne seras pas le premier à être prévenu de la disponibilité de tel ou tel fût. Donc si le whisky a un bon potentiel il faut se décider vraiment très vite. Parfois quand tu décides de l’acheter, il n’est en fait déjà plus disponible…
C’est là que connaître les bonnes personnes peut aider, et que mon activité précédente m’a été utile. Et encore, la majorité de mes contacts n’ont jamais répondu à mes mails concernant la vente de tonneaux. A tous mes autres mails, oui, mais à ceux-là, non. C’est aussi pour ça que je dis que c’est un marathon et qu’il ne faut rien lâcher. Parce qu’en général quand tu débutes un business et que tu n’as pas de réponse, tu abandonnes, ou tu te dis « je vais faire autre chose ». Tu vas vendre du fromage ou des montres (je dis ça parce que je suis Suisse ah ah).
Est-ce que tu penses que cette nouvelle activité pourrait devenir ta nouvelle activité à plein temps ? Et ce que tu vas arrêter les dégustations ?
Alors, non. Je continuerai les dégustations, parce que j’adore la transmission et la scène. Mais peut-être d’une autre manière, en mettant plus avant mes propres bouteilles. En revanche, ce que je suis déjà en train d’essayer de stopper, c’est la vente de whisky classique [des embouteillages officiels, NDLR]. L’idée, c’est de pouvoir vraiment me concentrer sur ma gamme et de créer une marque. Mon objectif n’est pas du tout de sortir deux bouteilles de temps en temps. D’autres le font, parce qu’ils ont une autre activité à côté. Personnellement j’aimerais vraiment que demain ma marque soit renommée et connue, et que je puisse en vivre.
Du coup, quelle est la vie d’un embouteilleur ? Parce que je pense que beaucoup de gens imaginent une personne qui voyage beaucoup, notamment en Ecosse pour déguster et acheter des tonneaux. J’imagine que c’est un mythe ?!
Je vais être complètement honnête : mon boulot, pour les 3/4 c’est de l’ordinateur. Même si ça arrive assez régulièrement, je ne vais pas en Ecosse tous les quatre matins pour aller faire mon shopping dans un chais qui sent bon le whisky. Je casse un rêve pour beaucoup de monde sans doute ! J’ai quand même eu la chance de visiter une trentaine de distilleries dans le monde, surtout en Ecosse, ce qui m’a permis de comprendre le style de chaque distillerie, leur ADN, leur passion, ce qui les anime. A partir de ça, mon travail, comme je le disais, c’est de regarder des listes de tonneaux. Je passe les 3/4 de mon temps à éplucher des listes sur tableur. La majorité des opportunités qui semblent intéressantes ne le sont finalement pas une fois qu’on prend en compte le prix, la contenance etc., donc il faut faire un gros boulot d’analyse. Le reste, c’est le travail sur la marque, la communication etc, et tout de même quelques voyages pour goûter les jus qui dorment dans mes fûts.
Au début, il faut lancer la marque, donc les premiers fûts que tu cherches ont vocation à être embouteillés très vite. C’est excitant mais pas le plus intéressant. Après tu peux commencer à chercher des whisky pour le futur. Des jus que tu vas pouvoir continuer de faire vieillir plusieurs années, potentiellement dans d’autres fûts pour y appliquer un finish. C’est là que ça devient vraiment intéressant ! Il faut réfléchir sur le long terme et imaginer ce que ça pourrait donner. Le monde du whisky, c’est un monde d’anticipation.
Finalement quel est le délai classique entre la sélection d’un fût et la bouteille finale sur mon étagère ? [Sans tenir compte de la situation sanitaire actuelle, NDLR]
Il faut compter environ 6 mois, si c’est un tonneau à embouteiller dès que possible.
Tu n’as pas peur de la concurrence déjà en place ?
Je pense que c’est un marché où il y a de la place. Pour moi c’est une évidence, on est tous différents, on a tous un marché cible. Il y a des clients qui sont loyaux à une marque, bien sûr mais il y a aussi de nombreux clients qui sont loyaux au goût, l’histoire, le projet. Donc il faut pouvoir proposer des choses différentes. Une autre approche. Pour que les gens puissent trouver ce qu’ils cherchent quand ils auront envie de sortir du monde des embouteillages officiels, dont le gout et l’univers n’évoluent que très peu avec le temps. Personnellement, je n’ai pas vraiment peur des concurrents en tant que tels. On propose presque tous des choses différentes, chacun a son propre petit marché, son identité. L’enjeu c’est de le trouver et de l’entretenir.
Les sites web de notation prennent de plus en plus d’importance, je pense par exemple à certaines personnes qui n’achètent pas de bouteilles avant qu’elles soient notées par Serge Valentin ou sur Whiskybase. Est-ce que c’est quelque chose qui t’inquiète ?
Sincèrement, actuellement non. Parce que j’ai des réseaux qui me permettent de ne pas avoir peur. Je suis certain d’écouler mes premiers embouteillages, parce qu’un certain nombre de personnes croient en mon projet et le suivent de près. En revanche, dès que je vais me rapprocher de la taille et de l’image de marque de gros concurrents, il y aura de vraies batailles beaucoup plus rudes ; et à ce moment-là, ça pourrait devenir un problème ou en tout cas un axe de réflexion sur lequel travailler. Mais d’ici là, les bouteilles concernées seront issues de tonneaux achetés plusieurs années en amont, j’aurai donc un certain budget pour investir dans le marketing et gagner en visibilité, notamment sur internet. Les consommateurs dont tu parles ne représentent qu’un infime partie du marché, ce n’est donc pas réellement un problème.
Globalement, tous les ans, les prix du whisky augmentent. Tout le monde le voit, notamment sur certaines références. Est-ce que tu penses que les embouteilleurs indépendants devraient essayer de casser cette dynamique en proposant des produits qui seraient moins markétés et donc potentiellement moins chers ?
Je pense qu’il y a en quelques sortes deux marchés du whisky. Il y a les classiques de chaque marque, dont le prix reste finalement relativement stable. Et en parallèle, des bouteilles plus spécifiques, éditions limitées etc., dont le prix, en effet, a tendance à constamment augmenter. Mais ce sont en quelques sortes deux mondes différents qui ne ciblent pas le même public. En revanche, pour ce qui est des embouteilleurs indépendants, c’est vrai que le prix appliqué, en fonction de la qualité du produit, se doit d’être relativement moins cher qu’un équivalent, s’il existe, de la distillerie « classique ». J’insiste sur l’équivalence, parce que sinon, ce n’est pas comparable.
Par exemple, un Caol Ila 12 ans, si tu en fais une version indépendante, soit elle est strictement identique dans ses caractéristiques à la version officielle, et donc il faut la vendre à un prix plus faible, soit il s’agit d’un brut de fût par exemple, ou d’un finish très particulier, et là le prix peut être supérieur. Les clients qui ne connaissent peut-être pas les concepts de brut de fûts vont se dire « pourquoi payer plus cher ce 12 ans plutôt que l’officiel ? ». Mais c’est alors un problème de connaissance. Il est aussi de notre responsabilité, au-delà de faire découvrir des choses introuvables ailleurs, d’éduquer les consommateurs, pour qu’ils comprennent qu’ils auront peut-être une bouteille plus chère mais qu’ils vont consommer moins vite et en y prenant plus de plaisir. Une fois que la personne dispose de toutes les informations, il s’agit de faire un choix entre fréquence d’achat et qualité en quelques sortes.
Alors, embouteilleur indépendant de whisky, un métier d’avenir ?
Je pense que oui car, comme on le disait un peu plus tôt, il y a beaucoup à faire en termes d’évolutions, ou de révolutions, pour faire bouger l’image du whisky de façon à ce qu’elle corresponde à plus de personnes différentes, pour qu’elle touche plus de monde, de profils différents. Et de nouveaux marchés naissent tous les jours ! Des distilleries ouvrent à tour de bras, ça va multiplier les opportunités. Certains pays s’y mettent tout juste. Je pense à la Chine par exemple. Si seulement 10% des chinois se mettent à en consommer, ce sera l’équivalent d’une deuxième Europe qu’il faudra fournir en whisky. Je pense que ça sera vraiment un métier d’avenir parce que l’on a la possibilité de s’adapter beaucoup plus vite que les grandes distilleries à de nouvelles modes, de nouveaux styles qui vont arriver et faire plaisir aux clients. Pour faire le parallèle, si les grandes distilleries sont un paquebot et les embouteilleurs indépendants une petite chaloupe, alors il m’est bien plus facile de virer de bord. En un coup de rame, c’est fait.
Un petit mot sur ta gamme et quand est-ce qu’on pourra y goûter ?
J’ai sélectionné deux tonneaux. Un Knockdhu qui sera âgé de 7 ans quand il sortira, vieilli dans un fût de vin rouge Pomerol. C’est un first fill donc vraiment très fruité avec une finale un peu plus végétale et un nez sur le vin de Pomerol, bien malté. C’est un whisky assez jeune. C’est vraiment un coup de cœur pour moi. Le 2e, c’est la quintessence de la tourbe avec Staoisha. C’est le nom donné aux embouteillages indépendants heavily peated de chez B….. Tu ne peux pas rater la tourbe là. Quand tu ouvres la bouteille, il y a une onde de choc ; tout le monde peut sentir la tourbe à 15 mètres à la ronde. Il a été vieilli dans un fût de Porto second fill. Bien sucré, bien rond.
J’ai vraiment voulu des produits diamétralement opposés pour montrer dans quel univers j’ai envie d’aller. Quand je sortirai des dizaines de whisky par an, je pourrai aussi proposer des produits moins excentriques. Là, c’était vraiment pour faire connaître Whisky Is The Limit. Ce sera distribué en France par la société Esprits Vins et ça devrait être disponible d’ici quelques semaines. Il est déjà possible de précommander les bouteilles auprès de certains cavistes.
Pour en savoir plus :
whiskyisthelimit.ch
espritvins.fr