Denis Dubourdieu, le « Pape du Sauvignon », Professeur d’Oenologie à l’université de Bordeaux, considéré comme le spécialiste de la vinification et de l’élevage des vins blancs se confiait lors de la 30e édition de Vinexpo.

Denis Dubourdieu

Moins d’emballement pour le 2010
Simultanément vigneron et vinificateur dans ses vignobles familiaux, également conseiller de nombreux producteurs en France et à l’étranger, D.Dubourdieu admet volontiers que la campagne Primeurs du millésime 2010 a provoqué moins d’emballement que celle du 2009. En ce qui nous concerne, ce n’est pas à cause des prix car ils étaient les mêmes que l’année dernière ; on a augmenté de 1€ quelques vins comme Floridène rouge, ça n’a pas empêché les affaires de se faire. On a travaillé à guichet fermé, c’est une campagne qui est quand même plutôt satisfaisante.
En ce qui concerne la frénésie de certains Crus Classés dont les prix ont été multipliés par deux en un an, Denis Dubourdieu estime ne pas avoir d’opinion à donner. « Je ne suis pas dans ce business là, ce n’est pas ma partie du tout : je m’occupe de mes vins, mes marques et même si je suis conseiller de certains Crus, il ne me demandent pas mon avis pour la formation des prix en Primeurs. » Néanmoins « je pense qu’il y a une forte demande et c’est le marché chinois qui fait la côte aujourd’hui. C’est un événement qui est assez considérable pour les vins de Bordeaux. La Chine est aujourd’hui aussi importante que l’Angleterre le fut au 18e siècle, c’est un marché capital. Il n’y a pas d’autres vins dans le monde que Bordeaux dont la Chine soit le 1er marché. Lors de Vinexpo on reçoit des importateurs chinois avec lesquels on travaille, c’est notre métier. »

Quels marchés pour ces Primeurs ?
Lors de la sortie des vins en Primeurs, les négociants de la Place bordelaise achètent les caisses de vins selon des allocations allouées par les propriétaires, les vins des domaines Denis Dubourdieu obéissent à une stratégie propre. On vend d’abord sur la Place, après la Place vend là où ils savent, où ils veulent, où ils peuvent et nous on arbitre. C’est à dire qu’on est quand même notre premier allocataire puisque l’on vend nous même 1/3 de notre production au prix du négoce. Après on essaye de se développer sur les marchés où nous sommes absents et où le négoce ne nous distribue pas : au Brésil par exemple, on a décidé de mettre une exclusivité totale de nos vins, c’est à dire une revente réservée au Brésil au prix des Primeurs. C’est un marché qui nous coûte cher puisqu’il faut faire le travail du négoce : y aller, participer à des opérations de marketing, etc.

Et la Chine ?
On a une politique plus diversifiée. Certains de nos produits sont vendus, d’autres moins alors on réserve le marché pour ces vins moins vendus. Par exemple pour Reynon rouge et Reynon blanc, nous avons décidé de travailler nous même ces marchés en faisant un accord d’exclusivité avec un importateur chinois pour quelques années, après on voit la façon dont ça évolue. Je ne sais pas si c’est la meilleure technique mais nous ne sommes que trois sur le plan commercial dans cette société. Moi même, pas un plein temps loin sans faut, mes deux fils Fabrice et Jean Jacques, mon épouse et une secrétaire commercial, c’est tout pour 50 000 à 60 000 caisses de vins à vendre. On est obligés d’être un peu plus proactifs sur certaines de nos marques comme la Russie parce que ce sont des marchés difficiles.

Avoir la patience de gravir les échelons de la réputation
Le prix des vins en Primeurs a doublé en l’espace de dix ans, justifié pour certains par la réputation des propriétés. Le marché des Grands Crus a d’ailleurs été conceptualisé par le sociologue Pierre-Marie Chauvin comme un marché de réputations. Caractérisé par son rapport hiérarchique entre marchés, classifications et hiérarchies sociales, le Bordelais révèle un clivage évident entre les propriétés familiales et les autres appartenant à des institutionnels (banque, assurances…). Denis Dubourdieu apporte ici sa propre définition de la réputation.
Les crus ou les appellations que nous avons ne sont ni dans les premiers prix ni les vedettes, les stars les plus demandées. On est dans la catégorie de vins qui finalement est difficile à trouver dans les restaurants : les bons vins qui ne ruinent pas. A chaque fois la question est souvent qu’est ce que je peux boire ? Parfois ce qu’on veut boire à des prix raisonnables, on ne peut pas le boire parce qu’on ne trouve pas ça bon donc cette catégorie là est la plus rare finalement. C’est normal car pour produire de bons vins la recette est toujours la même : de bons terroirs, tout un tas de sacrifices de rendements, de vinifications, de sélection, etc. Tout ça coûte cher et ne peut pas se trouver en dessous d’un certain prix. Mais il y a un rapport de 1 à 10 voire plus entre le prix auquel on sait produire de bons vins et le prix réel de certains grands vins. La difficulté tient au temps. Il faut -sur plusieurs années, plusieurs décennies voire plusieurs générations- avoir la patience de gravir les échelons de la réputation qui justifient le prix. C’est l’oeuvre que nous poursuivons depuis mon grand-père pratiquement jusqu’à mes fils. Un travail de visibilité et d’image qui s’accompagne en même temps de cette passion pour élaborer des grands vins : capables de susciter une émotion, d’entrer dans notre souvenir, notre affectivité et auquel le consommateur peut s’identifier, voire être ensuite lui même un nouvel ambassadeur. C’est un travail qui n’est pas envisageable par des investisseurs industriels ou institutionnels parce que c’est trop long. Ces gens vont acheter un Cru très connu parce qu’ils vont jouir immédiatement de sa réputation. Et ma foi s’il faut augmenter le prix du vin parce que la demande augmente, on le fait. Donc ce travail de lente émergence d’une marque ne peut être fait que par des familles de vignerons passionnés, tenaces et modestes dans leurs ambitions mais en même temps très exigeantes dans les moyens mis en place.

Eduquer la jeune génération ?
La page Facebook, je ne m’en occupe pas du tout, si mes fils veulent le faire je ne vois que des avantages, en revanche on participe au Grand Tasting de Bettane et Desseauve et il y a beaucoup de jeunes gens, on y fait des master class, c’est très varié. Je crois beaucoup au contact direct, je pense que la dégustation c’est comme l’amour, il faut le faire. Les aspects virtuels m’intéressent moins, je pense que la dégustation et le vin ne peuvent être que le sujet d’une gausse avec une sorte de politisation imbécile de questions annexes. Je pense que le vin c’est comme une oeuvre, comme une peinture ou de la musique, c’est d’abord l’oeuvre. Après ce que raconte l’auteur qu’il soit peintre ou musicien dans les diners en ville ou sur le web en fait ça m’intéresse moins que la pratique directe de l’oeuvre, mais ce n’est que mon point de vue.

Transmettre une émotion
Parce que finalement, j’ai l’impression que par moment le vin est trop sur les lèvres et pas assez dans la bouche. Quand vous avez l’habitude de déguster un bon champagne, vous n’avez plus envie d’en boire des mauvais. Quand vous avez l’habitude de déguster un bon médoc, vous n’allez pas boire un truc improbable qui coute 3,50€. Mais ce n’est pas parce que ça va couter 350€ que forcément vous allez obtenir le plaisir à coup sûr. Si j’avais un conseil à donner, s’il en était besoin pour un jeune amateur ou un jeune dégustateur, c’est de vérifier par lui même. Le vin a ceci de commun avec la musique qu’il se verse en nous. La musique se verse en nous et suscite une émotion sans mots puisqu’elle n’en prononce pas. Cette émotion sans mots, je pense que les grands vins sont capables de la procurer, la bonne cuisine aussi d’ailleurs. Après la médiocrité n’est plus supportable. Le bon vin est le meilleur professeur de goût et de dégustation.

Propos recueillis par HC